Thierry Lemaître nous livre ses réflexions sur Shakespeare....
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Thierry Lemaître en octobre 2011 dans son atelier à Plouha |
décembre
2011 - janvier 2012
J’ai passé plusieurs années
en compagnie de Shakespeare. Je devrais dire en compagnie de l’œuvre de
Shakespeare. J’ai traduit ses Sonnets et je me suis intéressé aux
personnages féminins du théâtre. Mais les heures passées à chercher comment
traduire au mieux les phrases de quelqu’un finissent par forger une sorte
d’intimité qui m’a donné à croire que je recevais directement les conseils de
qui les avait ainsi tournées. J’ai donc
eu l’impression, sans doute prétentieuse mais vivifiante, de connaître l’état
d’esprit de Shakespeare au moment qu’il donnait forme à ce qu’il voulait dire.
Les mois ont passé et j’ai eu l’envie d’écrire trois courts textes inspirés par
ce compagnonnage. Ils ne s’enchaînent pas l’un à l’autre, mais je mettrais
volontiers entre eux des points de suspension qui les séparent sans les
désunir. Les trois thèmes sont les suivants : d’où vient le sens de ce
qu’on écrit, les pronoms qui parlent de soi, le narcissisme croisé (du poète et
de son modèle).
janvier
2012
Le SENS que l’on a sur le bout de la langue
Permettez-moi de vous citer
d’emblée deux extraits de mon « journal » où apparaît le nom de
Shakespeare, une première fois en 2004, une autre, cinq ans plus tard, en
2009 :
7 juin 2004 :
« Sur la terrasse. Il est neuf heures du matin. Le soleil se hausse dans
le ciel, en étant encore dans le nord de l’Est. Ses rayons viennent à l’oblique
et n’éclairent qu’une moitié de la terrasse faite de planches juxtaposées. Je
reste dans la partie ombrée et lis le Tchouang Tseu de Jean François
Billeter. C’est un grand moment de bonheur.
Hier matin, je traduisais un
sonnet de Shakespeare. Ces moments sont des grands moments de la vie […].
Ce sept juin 2004, je
n’avais rien noté de plus à propos de Sh., ni quel était le numéro de ce
premier sonnet que la veille je m’étais mis en tête de traduire, ni quelles
avaient été mes impressions après cet exercice tout nouveau.
3 juillet
2009 : « Je me suis répété cette phrase sur la terrasse, en cette fin
d’après-midi, comme étant celle qui débuterait un prochain écrit sur W.
Sh. : j’ai fait la connaissance de William Shakespeare en traduisant
ses Sonnets. »
Comme il est
curieux qu’une phrase aussi simple puisse avoir eu tant d’insistance à se dire.
Un peu comme une mélodie qui se serait invitée à danser dans la tête et ne
prétendrait plus la quitter.
Cette association qui s’est
produite par deux fois entre Shakespeare et la terrasse m’incite à faire la
tentative de vous parler du sens qui, en nous, précède le langage. Tentative
que je qualifie tout de suite de désespérée, puisque j’annonce en même temps
que je vous invite à sortir du langage comme le plongeur du film projeté à
l’envers sort de l’eau pour retomber sur le plongeoir, et que je vous en parle
cependant ici, avec des phrase écrites. C’est que j’ai l’espoir que vous et moi
trouvions un accord pour revenir de conserve à l’état qui précède un échange
verbal, état où nous donnons sens à ce qui nous entoure (et à nous-mêmes au
sein de ce qui nous entoure) avant même de nous aider des mots. Le moment que
j’ai vécu sur ma terrasse, je l’ai senti pleinement avant que je revienne à mon
journal et le qualifie (pauvrement) de « grand » moment. Je vous prie de
me croire sur parole.
Je ne me rappelle pas non
plus quelle énergie m’animait en ce mois de juillet 2009. Je dirais
aujourd’hui, en ce mois de décembre 2011, que c’est en traduisant les Sonnets
que j’ai fait l’expérience de « sortir » d’un langage, l’anglais de
Shakespeare tel qu’il est réédité de nos jours, et d’errer « quelque
part » avant d’entrer dans un autre langage, mes formulations à la
française. Très vite j’ai demandé à William une double autorisation, celle de
me désengager des solutions qu’il avait trouvées, lui, en arrêtant la forme de
ses poèmes, et celle de redonner du jeu aux sentiments qui l’habitaient au
moment où il s’apprêtait à écrire. Ce ne sont pas les indications qui manquent
sur la nature de ses sentiments et sur leur vivacité. En multipliant sur scène
les images qui les font revivre dans des situations voisines, Shakespeare nous
les a rendus presque palpables. Il ne reste plus, pour en faire part, qu’à ouvrir
le plus possible son tablier aux trouvailles que sa propre langue fait surgir
de nulle part, comme par miracle, dès qu’on l’en prie avec ces sentiments
réanimés.
J’aboutis de la sorte au
paradoxe suivant : en m’aidant des nombreux textes de Shakespeare, tels
qu’ils ont été fixés par les éditions, je me suis redonné une latitude pour
faire respirer, comme s’il était encore palpitant, le texte également fixé du
recueil de sonnets ; ainsi se créa l’illusion d’un échange entre moi et un
William vivant, conseiller aimable, astucieux et rassurant, empli de ressources
même au plus fort de ses crises de mélancolie.
De même que William a tenté
de traduire dans la suite de ses Sonnets la réalité de son modèle, un noble
jeune homme ne veillant que de haut à la façon dont parlait de lui le poète
qu’il protégeait, de même, lorsque je me suis décidé à traduire les Sonnets de
Shakespeare, je me suis efforcé de restituer, au moyen de tournures proprement
françaises, la réalité de ce qu’avait ressenti le poète au moment qu’il prenait
la plume, qu’il ne l’avait pas encore posée sur le papier, pour relater ses
rapports avec ce jeune homme, son principal interlocuteur. Moi comme lui, en
nous attelant à la tâche de manier le langage, moi le français, lui le langage
de l’Angleterre sous le règne d’Élisabeth la 1ère, nous sommes
lancés un défi analogue : rendre compte par des phrases de la façon dont
nous avons senti et imaginé la réalité telle qu’elle se manifestait à chacun de
nous deux. Défi parfaitement absurde : pourquoi écrire pour constater une
fois de plus que le langage ne rend compte qu’imparfaitement de la vivante
réalité !
Que faisait
Shakespeare devant son écritoire ? Ses poèmes étaient-ils autant de coups
d’essais? Qu’espérait-il en ajoutant un nouveau sonnet à ceux qu’il avait
écrits précédemment, qui racontaient déjà l’échec de ses éloges ou de ses
blâmes, les uns épicés, les autres tempérés? Faire admirer la diversité de ses
angles d’attaque ? La faire admirer par qui ? Par son modèle, par ses
rivaux en poésie, par une postérité éventuelle ? Peu importe alors qu’il
dît vrai ou faux ! Mais n’était-ce pas plus joli lorsque l’échec était dit
sans contrefaçon ?
Et moi, qu’ai-je fait en le
traduisant ? Retrouver l’intention réelle derrière le choix des images et
des mots, la tristesse derrière le sourire pensif, l’inquiétude sous
l’arrogance ? Si cela donne plus de simplicité à ma traduction, ou moins
de complaisance, pourquoi pas ? Si j’ai donné à cette « poésie
d’amour » une large place au dépit et au bluff, voilà qui serait
réussi ! Quel a été l’avantage pour moi à persévérer dans ce labeur ?
Me donner le mérite de déceler le fond des choses, assez triste, derrière leur
apparence, brillante ? Laisser deviner cette amertume dans une autre
langue ?
S’il n’y avait eu que ce
rôle, je ne l’aurais pas tenu si longtemps et me serais découragé. Certes j’ai
trouvé un constant plaisir à chercher dans l’univers de Shakespeare la
légitimité des choix que j’étais tenté de faire, mais pas seulement. Il me
semble avoir aussi rencontré son approbation que je misse mon pied dans une
zone brouillée de la conscience, hors de l’usage des langues. A la suite du
poète, je me suis glissé dans un paysage sémantique composé d’une multitude de
champs colorés, hachurés, enchevêtrés, aux limites indécises, paysage surmonté
d’un réseau plus ou moins dense d’étiquettes, suspendues par la mémoire des
hommes. William était un familier du survol de ces terroirs imagés. Quand il
voyait ici et là des figures qui présentaient entre elles quelques similitudes
ou de frappants contrastes, grand était son délice d’intervertir les étiquettes
qui leur correspondaient afin, m’a-t-il confié, de faire bouger les
encroûtés.
Le point de départ de ma
quête a été la force résiduelle que garde le sonnet en langue anglaise.
L’esprit combatif de Shakespeare y est encore lisible. Mais pour aller plus
loin, il a fallu que j’y mêle l’énergie de ma curiosité personnelle :
comment cet homme a-t-il pu supporter tout ce dont il fait part, cette
souffrance perceptible par-delà les mots choisis par lui et par-delà ceux
autour desquels je tâtonnais ? Qu’espérait-il obtenir par ses vains éloges,
relayés par ses plaintes ? Quelle reconnaissance poursuivait-il, sonnet
après sonnet, au prix de ce qui ressemblait fort à de l’humiliation ? Se
défendait-il déjà d’une pire déchéance qui fût advenue de rompre d’avec
celui à qui il fallait plaire, coûte que coûte, pour survivre dans le Londres
des années 1590 ? C’est dans cet « au-delà des mots » que j’avais
quelque chance de trouver du sens à sa démarche.
La conscience aimerait
savoir quel est le support du sens à ce stade exploratoire. C’est tellement
plus simple quand le sens est inscrit dans un langage : la conscience peut
le manipuler en prenant son temps, en y revenant, en le corrigeant à la marge
par l’ajout de tel ou tel membre de phrase. Mais le sens que je viens d’évoquer
va et vient hors de tout contrôle, faisant fi des intentions qui ralentissent
l’action. Il navigue loin des côtes. Il va là où souffle l’esprit. Il s’enfle,
il embrasse, il fuit en s’étirant. Alors qu’une fois punaisé dans le langage
comme un papillon dans son cadre, le sens a perdu beaucoup de son dynamisme et
de sa plastique. Le danseur est devenu statue. Parfois embelli par son
immobilité, le sens est souvent affaibli : il a perdu la diversité de ses
virevoltes.
Shakespeare
savait tout cela et il n’hésitait pas à se faire franchement obscur, y compris
à lui-même, quand il s’agissait de restituer une vérité dans l’état indistinct
où parfois elle se montrait. Certains de ses vers donnent à croire que les mots
lui venaient sous la plume avant que sa conscience sût où se situait la face
lumineuse de la situation qu’il affrontait. Nous recueillons alors dans ses
vers l’expression d’un stade embryonnaire du sens, où ne se préfigure
qu’indistinctement ce qui adviendra.
Le mot « sens » a
surgi dans mes lignes à maintes reprises : il est entendu ici – définition
à l’essai – comme l’énergie présente chez celui qui a reçu une
« inspiration » et qui s’apprête à exprimer quelque chose à autrui.
Cette énergie propulse ce « quelque chose » avant que l’inspiré lui
ait trouvé une forme appropriée à la communication, un langage, que ce soit
celui des gestes ou des sons ou des mots[1].
Je conviens que le fait de remplacer le mot « sens » par le
mot « énergie », fût-il accompagné d’un long développement, n’est pas
satisfaisant ; il va de soi qu’aucun mot ne peut désigner ce qui précède
l’entrée dans un langage, encore moins ce qui précède une vision intérieure et
la pousse en avant.
Le mot « énergie »
n’a tout de même pas été choisi à l’aveuglette. Je me souviens encore, en ce 9
décembre 2011, d’un petit matin de l’année 1983, dans la vaste chambre d’une
maison de maître, en pleine campagne picarde, où je m’étais éveillé seul, saisi
peu à peu par une sorte d’exaltation bouillonnante qui me donna l’envie de
composer une lettre, destinée à je ne sais plus qui, lettre dont les premières
phrases me venaient comme par enchantement. Elles semblaient issues d’une
énergie déjà présente avant que je ne songe à écrire mentalement. Il ne faisait
aucun doute que ces phrases atteindraient leur cible tant elles me semblaient
ajustées. Quand je fus levé, je ne me rappelai déjà plus la suite exacte des
mots et, quand je trouvai enfin papier et crayon, je ne pus noter que le tiers
ou le quart de ce qui m’était venu à l’esprit. Lorsque je me relus, ce reliquat
de mon inspiration avait tant perdu de sa force que je n’envoyai aucune
missive. Et pourtant, l’énergie qui m’habitait entre les draps du lit m’a laissé
un souvenir lumineux, dans lequel écrire était devenu l’acte le plus aisé qui
se puisse concevoir.
Autre approche : chacun
a pu constater que le bénéfice d’une lecture dépend grandement de l’état
d’esprit avec lequel on aborde le texte. Plus sa propre énergie est éveillée,
plus le texte paraît riche et plus nombreuses sont les phrases qu’on a envie de
souligner. Le phénomène est encore plus surprenant quand il s’agit de sa propre
prose : plus je me sens disponible et gai, plus mes récents écrits me semblent
porteurs de fruits ; à l’inverse, plus j’ai l’esprit encombré ou poisseux,
plus les phrases que j’ai alignées la veille m’apparaissent besogneuses et
tirées par les cheveux. Il y aurait dans mes pensées écrites une sorte
d’énergie contenue avec laquelle j’entre plus ou moins en relation selon
l’énergie qui m’habite au moment où je les relis. Tout se passe comme si
j’avais empreint mon écriture de quelques lumières et que la chose écrite ne me
les restitue que s’il y a chez moi, pour les accueillir, une énergie à peu près
équivalente à celle que j’avais dispensée en formant mes phrases. Je constate
ainsi deux choses. La première est qu’un texte porte du sens, mais que celui-ci
est extensible. Le texte livre plus ou moins de richesses. La deuxième observation
est que, selon sa disponibilité d’esprit au moment où il entre dans un texte,
le lecteur accueille ce qu’il contient avec plus ou moins de bienveillance.
Il n’est pas superflu de
distinguer les deux phénomènes. D’un côté, un texte peut dire beaucoup ou
peu : il s’ouvre ou il reste fermé, chaque mot est plus ou moins sonore,
la musique se fait entendre ou pas, entre les mots, les associations se
produisent ou non ; le texte est susceptible de créer sa propre mémoire,
mais cela n’arrive pas à tout coup. En face de ce texte, le lecteur. Il peut
être accueillant ou rebutant, il peut ouvrir tout grand ses portes ou seulement
les entrouvrir. Il a pu faire le vide en lui et les mots du texte ont alors
toute latitude pour venir se poser ici ou là, il y a tout l’espace dont ils ont
besoin ; parfois, au contraire, ces invités sont reçus avec un œil
languissant, se sentent de trop, se retirent vite. Le sens qui surgit en soi à
un instant donné est donc le fruit de la rencontre entre ces deux énergies. Son
intensité n’est par conséquent jamais constante, elle croît et décroît sans
cesse.
Généralisons ces remarques.
Ce qui vient d’être dit sur le rapport entre un texte et son lecteur peut être
étendu au rapport qui s’établit entre un observateur et le grand livre de la
nature ou le grand livre des relations humaines. Le sens qui se dégage d’une
observation un tant soit peu attentionnée est le fruit de la rencontre entre
l’énergie mise dans cette attention et l’énergie émise par l’un des paragraphes
du grand livre ouvert sous nos yeux. On peut objecter qu’un texte est une œuvre
humaine et que l’énergie qui y est contenue provient de son auteur. Mais on
admettra que tout phénomène naturel contient une énergie susceptible de
mobiliser notre attention et que cette relation entre lui et soi dégage soudain
du sens. Cela parle, sans forcément se transposer en mots, et cela parle
aussi longtemps que nous nous concentrons sur le phénomène et que ce phénomène
n’a pas disparu derrière une nuée. Cela parle tant que rien ne nous distrait,
un jugement, un souvenir, une parole entendue, une voiture qui passe. Le sens
apparu génère (ou non) une émotion, ténue ou intense, une action qui prolonge
ce sens ou qui l’interrompt, une envie, celle de le saluer seulement ou de le
conserver avec soin. Le poète peut décider d’en garder trace dans un sonnet, ce
qui demande de sa part un surcroît d’énergie qui va enrichir le sens apparu
avant qu’il ne décide de le transposer dans un écrit.
Or, ce qui est propre à
l’esprit humain, c’est sa réticence à accepter d’avoir une part dans
l’apparition du sens, et surtout à accepter que les variations de son énergie
influent sur le sens du phénomène qu’il perçoit. La conscience a une tendance
spontanée à objectiver, c’est-à-dire à faire porter par l’objet de son
observation tout le sens qui a surgi. Non pas que la conscience ne soit pas
alertée des effets de ses propres variations d’humeur. Elle sait bien que son
ouverture au monde est inégale selon les heures. Mais d’une certaine façon,
elle ne veut pas en tenir compte. Elle se croit hors du monde, elle se donne
l’impression de se pencher dessus. Cette attitude provient de son besoin de
stabiliser le sens, afin de l’intégrer dans sa mémoire. Pour obtenir cela, la
conscience va attribuer à l’objet des caractéristiques et, au sujet observant,
c’est-à-dire elle-même, une permanence dans le regard. A chaque fois qu’elle
retrouvera ces caractères, elle portera sur l’objet, si possible, un même
regard et obtiendra ainsi un sens identique, répertorié.
Maintenir l’image de son
égalité au fil du temps, la fiction de la permanence de son être, est la
condition pour maintenir la fiction de la durée de la validité de ses pensées.
Ce qu’on appelle et glorifie sous le terme : tenir sa parole. Même si je
professe que je suis celui que je deviens, je veux croire que je garde le même
regard et la même façon de le traduire. Certes ma mémoire s’enrichit mais cela
ne change pas mon être, me semble-t-il, quand je me retrouve face au monde.
Pour toutes ces excellentes
raison, il m’est difficilement de concevoir que les variations de sens que je
constate quand j’observe l’évolution des choses autour de moi dépendent aussi
des variations de mes diverses énergies, non moins affectées par la marche du
monde. Il arrive que j’affirme vouloir changer mais je ne dis jamais que je ne
suis plus celui que j’étais hier. A fortiori, je n’imagine pas une seconde que
les choses changent de sens en partie parce que j’ai changé.
Or ici, dans ces lignes,
j’insiste sur la concurrence suivante : le sens de ce que nous observons
est différent de celui que nous rappelle notre mémoire non seulement parce que
les choses bougent mais aussi parce que notre attention varie. Notre regard se
pose différent sur des choses altérées.
La suite des sonnets est une
illustration de ce glissement de sens : bien que répété, l’éloge de
l’autre est impuissant à conserver inchangées aussi bien l’image mirifique que
je voudrais que l’on gardât de lui que l’image que je voudrais laisser de moi,
son admirateur. Parce que je ne suis pas maître de mon admiration et de ses
fluctuations.
De l’usage du mot
« self » dans les Sonnets
Les sonnets ne désignent par
aucun nom les personnes qu’ils mettent en scène. Il n’y a que les pronoms
« je » et « tu » (ou « vous ») qui permettent de
distinguer le poète de son interlocuteur (ou, dans la 2ème partie du
recueil, de son interlocutrice). C’est donc par la continuité de la forme et du
contenu du discours de « je », d’un sonnet au suivant, que le lecteur
ébauche une idée de la personne qui est derrière ce « tu » à qui le
poète s’adresse. Dans chaque poème, se retrouve la même désinvolture du ton
mélangée à un même degré de soumission. Des traits de caractère s’ajoutent,
d’autres se réitèrent ; un portrait se dessine peu à peu. Au bout de
quelques sonnets, il n’y a guère de doute, le « tu » pratiqué dans
les uns et le « vous » dans d’autres se confondent puisque l’effort
de persuasion à leur égard reste identique. La relation est littérairement
installée, le lecteur se sent prêt à en suivre les péripéties.
Chacun sait que le
« tu » et le « je » n’ont pas, dans le langage, une
position symétrique comme celle de l’objet et de son image dans un miroir. Le
« je » parle volontiers de l’état de ses sentiments, de ses souvenirs
ou de ses projets. A l’égard de l’autre, il s’arroge le droit de commenter ses
faits et gestes, de les évaluer, voire de les juger. Le « tu » est
interpellé : tantôt il est abreuvé de conseils ou d’admonestations, tantôt
il est prié de modifier ses attitudes. Car il n’agit jamais comme
« je » s’y serait attendu. Ses initiatives provoquent autant
d’agacements, sinon des surprises. De ce « tu » des Sonnets, on
apprend bien vite qu’il dispose de plus grands moyens de pression sur l’autre
que le « je », même si ce dernier ne se laisse pas toujours
faire : il a quelques moyens de rétorsion, la vivacité de la parole ou de
l’écriture, pour ne citer qu’eux. Inutile de s’étonner de ce rapport de forces,
il est fréquent qu’un « je » écrivain affronte un « tu »
doté de plus de pouvoirs qu’il ne s’en reconnaît à lui-même.
Si l’on se confie aux images
que Shakespeare se fait d’un être humain, le « je » et le
« tu » seraient les vitres de leurs maisons respectives, au travers
desquelles entre le soleil. Ils sont l’interface entre le monde extérieur et le
monde intérieur. Au-dedans de cette demeure, on croise successivement
« te », puis « toi-même », et, dans des chambres plus
reculées, « ton self ». Remarquons tout de suite que nous passons
ainsi d’un cercle de pronoms à un nom, « le self » (qui n’a pas son
équivalent en français). Essayons de le resituer dans son contexte.
Dès le sonnet 1, le poète
fait référence au self de son interlocuteur comme s’il ne pouvait y
avoir d’équivoque entre eux sur ce que l’un et l’autre entendent par là :
« mais toi, tu nourris la flamme de ta lumière (celle qui émane de ton
regard) avec le combustible de ta propre substance, créant une famine là où gît
l’abondance, toi-même ton ennemi, trop cruel envers ton doux self. »
Ce qui peut se reformuler ainsi, en se mettant à la distance d’une tierce
personne : William s’inquiète de ce que l’autre épuise sa propre nature en
concentrant son énergie dans le regard où il place la séduction qu’il veut
exercer. William lui reproche d’être un ennemi cruel à soi-même dès lors qu’il
persiste dans cette attitude. Nous recueillons ainsi une première traduction de
self : ce serait le fond naturel de quelqu’un.
Le sonnet 4 précise
ensuite : « pour n’avoir de commerce qu’avec toi-même, de toi-même tu
écartes ton doux self. » Le « je » et le
« tu » sont à la fois des porte-parole et des tuteurs de cette partie
de soi plus compacte, plus solide, plus durable. A en croire le poète du sonnet
4, « tu » ne se comporte pas en représentant fidèle puisqu’il sépare
le « toi-même » du noyau de l’être. « Tu » espère faire
venir « toi-même » à ses côtés, au contact du monde extérieur.
« Toi-même » y sera mieux disposé à se laisser influencer par son
milieu, à imiter autrui.
Que Shakespeare fasse
dialoguer le « Tu » de l’Autre avec son « toi-même » n’est
pas trop étonnant. N’arrive-t-il pas à chacun de se parler à soi-même : on
se flatte, on se morigène, on s’encourage, tour à tour, dans le champ de sa
conscience. Car tout se passe comme s’il y avait, dans ce champ, plusieurs
fonctions : l’observatrice, l’évaluatrice, l’incitatrice, la prédatrice,
etc. On ajoutera la productrice, si l’on borne cette fonction à la combinaison
ou au montage de ce qui est entré dans le champ de conscience, en provenance de
sources inconnues, tantôt externes tantôt internes. Le self peut être
considéré comme l’une de ces sources.
La diversité de ces
fonctions justifie tacitement l’usage de la forme pronominale du langage. Une
simple phrase comme « je m’attribue des qualités » amène à se demander
successivement : quelle fonction s’est arrogé ici la place du pronom
« je » ? Est-ce que les fonctions prennent chacune leur tour la
place du « je » ? Mais alors qu’est-ce qui régule le passage de
chacune d’elles au premier plan ? Et que représente, en face de ce
« je » temporaire, le pronom « me » ? La communauté
des autres fonctions ? Alors que tant d’instances bataillent pour occuper
le devant du champ de la conscience, le « je » se montre au bout du
compte comme le garant de l’unité de la pensée. Dans le champ de l’action,
cette réaffirmation de l’unité est moins nécessaire : la coordination se
fait de soi.
Poursuivons notre
exploration du mot self : lorsque Shakespeare incite le jeune homme à
faire un enfant – « fais-le par amour de moi » – il insiste au sonnet
10 sur l’argument suivant : par cette procréation, tu reproduiras un autre
self, l’enfant, qui sera à l’image de ta vraie nature. Pour se faire
plus convaincant, il ajoute, au sonnet 13 : « de la sorte, vous – le
poète est passé ici au voussoiement – seriez encore vous-même après le décès de
votre self (après votre mort), tandis que votre douce progéniture
revêtirait votre douce forme. » Le « Vous » de surface se
perpétuerait dans la personne du fils tandis que le self irait croupir dans la
tombe. Nous apprenons ainsi que, pour le poète, la nature du self n’est
pas associée à celle d’une âme immortelle. De surcroît, nous savons maintenant
que non seulement le self du jeune homme est doux, mais qu’il a une
forme et que douce est sa forme. Shakespeare se dit persuadé que la beauté de
l’autre est le garant de son bon fond (et de son absence de culpabilité).
Au sonnet 16, le poète
insiste là-dessus : « faites un enfant ; ainsi ce croquis de
la vie restaurerait cette vie que ceci (ce sonnet), issu du crayon du
Temps ou de ma plume d’élève, qu’il s’agisse de votre valeur intérieure ou de
votre beauté visible, ne peut faire vivre à votre self dans le regard des
hommes. » Autrement dit, aux yeux de tous, votre héritier reproduira
votre nature bien plus fidèlement qu’aucun écrit ou dessin ne pourront jamais
le faire. Et, dans l’incise que Shakespeare introduit au 3ème vers
du quatrain, il nous précise que, pour lui, le self inclut aussi bien la beauté
évidente que la valeur profonde de l’individu.
Lorsque le poète interpelle
« Tu » avec vivacité : « et Toi,… » A qui
s’adresse-t-il ? A celui qui lira son poème avec une attention de surface,
ou frappe-t-il à tous les étages de l’être ? Espère-t-il être entendu
aussi par le doux self ? Cherche-t-il à mettre en mouvement les
contradictions de l’Autre ?
C’est le « Tu » de
surface que blâme le poète au sonnet 40 : ne vient-il pas de duper
« toi-même » une nouvelle fois en lui imposant d’avoir du goût pour
ce que « toi-même » aurait refusé en d’autres circonstances, chiper
la maîtresse d’un autre. Rappelons qu’au moment où le poète écrit ce sonnet,
« tu » a amené « toi-même » à établir une liaison avec une
femme brune, celle-là même qui est la maîtresse de William. Ce qui invite à
croire que le jeune noble a établi dans sa maison une situation triangulaire
qui a la même configuration que celle qu’il a établie dans son propre monde
intérieur. Remplaçons le self par William, « toi-même » par la
maîtresse aux cheveux noirs et « tu » par le noble sans scrupules.
William comme le self du jeune noble se retrouvent bernés.
Mais ce n’est pas ainsi que
William se décide à présenter les choses dans ses sonnets : il préfère
disculper le jeune noble et s’en prendre à la dame brune qui a partagé ses
appâts. Il s’adresse donc directement à sa maîtresse au sonnet 133 :
« Ton œil cruel m’a arraché à moi-même (qui peut se lire
aussi en deux mots : my self) et, de mon self voisin,
plus rudement tu t’es emparée (et, de la nature intime de mon proche ami,
plus rudement...). De lui, de moi-même et de toi je suis dépossédé, triple
tourment d’être ainsi trois fois contrarié. » De la juxtaposition de myself
et de my next self, le traducteur déduira que, pour William, la femme
s’est emparée des selfs respectifs des deux jeunes gens, de ce qu’il y a
de plus intime en chacun d’eux.
La seule prière que William
exprimera, à la fin du sonnet 133, c’est que la prison des cœurs soit agencée
comme un emboîtement : lui accepte d’être prisonnier de la dame, pourvu
qu’il demeure le geôlier du cœur de son ami. Il espère ainsi tempérer la
rigueur de la situation. Il ne l’espère qu’un court instant, car il se doute
que la mainmise de sa maîtresse s’étend sur toute la prison : « tu
nous tiens tous deux, lui et moi, » constate-t-il au sonnet 134.
Shakespeare nous met ainsi
en présence de personnes dont le self a été capté par une tierce
personne. Voilà qui complique la traduction de ce mot : qu’est-ce qui, au
plus profond de nous, est susceptible de nous être ravi, de subir une
domination ? Est-ce lié à notre libido, qui serait cessible, récupérable,
objet de transactions ? Disons tout de suite que, dans l’univers de
Shakespeare, le self d’un personnage féminin et celui d’un personnage
masculin ne sont pas, en la matière, traités sur un pied d’égalité.
Voyons d’abord les femmes.
Au sonnet 151, qui s’adresse à la même dame brune, Shakespeare nous entraîne
sur des chemins escarpés : « L’amour est trop jeune pour savoir ce
qu’est la conscience : pourtant qui ne sait que la conscience est née de
l’amour ? De ce préalable, Shakespeare tire une déduction
inattendue : « Alors, tendre tricheuse, n’allègue pas mes
imperfections de peur que ton doux self ne s’avère coupable de mes
fautes. Au quatrain suivant, le poète explique : « Car
dès lors que tu m’entraînes, j’entraîne ma partie noble dans la trahison de mon
rustre de corps...»
Des années plus tard, en
1602, Shakespeare mettra en scène la trahison d’un amour légendaire, celui qui
s’est tissé entre Troïlus et Cressida, au plein cœur de la guerre de Troie. Peu
après que Cressida a avoué son amour à Troïlus, on la voit prise d’un réflexe
de fuite. Elle demande à prendre congé. « Qu’est-ce qui vous chagrine,
madame ? » demande le prince troyen. « Monsieur, ma propre
compagnie. » - « Vous ne pouvez vous fuir vous-même (yourself) »
- « Laissez-moi partir pour que j’essaie, » rétorque Cressida,
« j’ai une sorte d’être intime (a kind of self) qui demeure avec
vous, mais c’est un être de cruelle sorte (an unkind self) qui de
lui-même prendra congé pour être la dupe d’un autre. Je voudrais être
partie : où ai-je la tête ? Je dis n’importe quoi. » Avant même
que les circonstances se modifient, Cressida pressent qu’elle ne restera pas
fidèle à l’homme devant qui elle se trouve et avec qui des mots d’amour ont été
échangés.
Dans ces deux passages, nous
percevons la forte prévention qu’a Shakespeare à l’égard de l’autre sexe : leur self est plus instable que celui de l’homme, comme
s’il était encore soumis à la culpabilité originelle, celle d’Ĕve.
Du côté masculin, il y a
encore des manipulations du self, mais elles s’expriment d’autre façon.
Au moment que l’auteur des Sonnets se fâche avec le jeune homme et qu’il lui
lance un adieu, il regrette que son ami et protecteur ait retiré son self
après le lui avoir donné : « Tu donnas ton self, ne
connaissant pas alors ta propre valeur, ou bien t’étant trompé sur moi à qui tu
le confias » (sonnet 87) et aujourd’hui tu me le reprends,
constate le poète amèrement. Cinq sonnets plus loin, ce regret est exprimé
encore plus vivement : « Vas-y, agis au pire pour te dérober
(to steal thyself away) ;… Shakespeare ne peut formuler de façon plus
nette qu’une amitié se donne et se reprend, même si elle est intimement liée à
la personne. Celui à qui cette amitié est retirée peut se sentir dépossédé,
pour ne pas dire amputé d’une part de soi.
De ces quelques textes, on
aura déduit que le self de l’individu désigne le fondement de sa personnalité,
qui recèle et sa valeur et sa beauté. Ce qu’il y a d’étonnant chez le jeune
Shakespeare – partage-t-il ce préjugé avec ses contemporains ? – c’est
qu’on le sent persuadé que la femme, aussi belle soit-elle, est dotée d’un self
corrupteur, dès lors qu’elle a perdu sa virginité. Ce théorème a son
corollaire : le self de l’homme reste indemne, même dans les cas où son
ego exerce une toute-puissance.[2]
31
Décembre 2011
Narcissisme croisé
L’homme aimerait bien que la
beauté du monde et des êtres qui s’y meuvent soit la représentation fidèle de
leur valeur intrinsèque. Ce serait tellement satisfaisant pour l’esprit que le
beau soit soutenu par le bon et que, réciproquement, le bon se fasse visible
sous l’apparence du beau. Aussi le poète n’a de cesse d’associer les deux dans
son écriture, façon de donner quelque chance de durer à une jonction qui, dans
le cours d’une vie, se révèle souvent éphémère.
Shakespeare n’a pu manquer
de se réjouir le jour où il tomba en présence d’un jeune homme d’une grande
beauté qui était doté en outre d’une noble naissance et d’une grande fortune.
Déjà ce fair youth manifestait aux yeux de tous un mélange d’entregent
et de domination alors qu’il sortait à peine de l’enfance. Shakespeare en était
resté bouche bée : quelqu’un unissait enfin en sa personne la valeur et
autres dons de Fortune avec le plus doux des visages, un teint de pêche et le
pied cambré. Le vœu du poète avait pris forme chez un personnage réel qui de
surcroît lui témoignait de l’amitié.
Mais sous quelle forme
sauvegarder une si parfaite conjonction ? Et comment marier la subjectivité
du poète avec une telle personnalité ? William décide alors de faire de ce
sujet le centre de sa poésie. L’éloge versifié d’un être aussi béni des dieux
ne manquerait pas d’attirer l’attention sur l’auteur des poèmes louangeurs,
l’attention de l’intéressé d’abord et, pourquoi pas, celle de la postérité.
William s’est très vite
demandé : quel dialogue un tel jeune homme peut entretenir avec lui-même ?
Quelle image se fait-il de sa propre valeur, dans quelle estime tient-il sa
propre beauté ? Au départ, le poète est déçu, presque irrité : le
jeune homme a l’air de réduire ses aspirations à séduire ceux qui l’approchent.
Il en rajoute volontiers sur le charme qu’il émet naturellement en concentrant
son énergie dans la brillance de son regard, comme s’il prenait plaisir à dorer
tout ce sur quoi il laisse porter les yeux. Comme si, par contre, il ne faisait
guère confiance à ses autres qualités, celles dont sa noble allure ne serait
que la surface.
Dans un premier temps, le
poète fustige un tel gâchis : quoi ? tout miser sur l’apparence, être
avare de la mise en valeur de dons certes moins visibles mais en l’existence
desquels l’observateur veut croire : l’honnêteté, la constance dans les
sentiments et autres vertus. A le voir se comporter, on croirait que le jeune
homme est l’ennemi juré de lui-même, qu’il fait tout pour se distinguer de ce
qu’il y a de meilleur en lui.
Néanmoins, le poète finit
par se laisser prendre à l’agrément de la vie facile que mène le jeune homme, à
ses amabilités, à ses bouderies. William, dans ses sonnets, reflète tout cela
pêle-mêle, la versatilité de la conduite de ce jeune riche comme sa propre
vulnérabilité aux caprices d’humeur de son interlocuteur. Puis vient le moment
où le poète ressent de plein fouet, jusque dans sa vie intime, les effets
dévastateurs de la puissance de celui dont il pensait être devenu l’ami.
William est alors conduit à s’interroger sur la place qu’il tient dans la
pensée de l’autre, beaucoup moins grande qu’il se le disait. Il s’en afflige
jusque dans ses poèmes, le dernier terrain où il tient la main haute, le refuge
de sa fierté.
Dans les sonnets, le lecteur
discerne donc trois discours : celui que le poète prête au jeune noble qui
vogue à la surface de lui-même et préfère se conformer aux coutumes vaniteuses
de ses pairs ; celui que William entame sans cesse avec cet ami pour le faire
revenir à l’estime de ses valeurs profondes ; celui que William est contraint,
par sa démarche, d’instaurer avec son propre self, là où il raffermit
son goût pour le vrai.
L’entremêlement de ces
discours au fil des sonnets va mettre au jour ce que je nomme un narcissisme
croisé : d’un côté, William s’appuie sur la beauté de son protecteur pour
donner belle apparence à l’amour que le poète voue aussi à l’exercice de son
propre talent littéraire (ses sonnets se remplissent d’une fraîcheur qu’il
sait avoir déjà perdue dans son physique mais qui subsiste dans ses vers) ; de
son côté, le fair youth trouve magnifiées, dans les vers de ce compagnon
plein de verve, non seulement la beauté dont il est le familier mais aussi les
qualités morales dont il n’a plus que faire et que pourtant la force de
conviction de ce poète, à peine son aîné, s’obstine à lui attribuer.
A vrai dire, seul William
paraît attaché à l’attelage du beau et du bon[3].
Pour le fair youth, la distinction est un acquis de naissance ;
quant à la vertu, il a suffisamment de fortune pour que son entourage la lui
reconnaisse au besoin. A condition qu’elle ne dépare pas son personnage.
Au moment où Shakespeare
rédige le sonnet 62, il se sent déjà le perdant de cet échange. Aux deux
premiers quatrains, il pointe du doigt le narcissisme en se donnant pour
exemple de ce qu’il déplore au premier mot : le péché de l’amour de soi
s’est emparé de tous mes regards, de toute mon âme et de chacune de mes
parcelles,… Aucun visage, me semble-t-il, n’est aussi gracieux que le mien… et
quant à moi je définis ma propre valeur comme m’élevant au-dessus de tous les
autres à tous égards. Hélas, poursuit-il au quatrain suivant, tout cela
n’est qu’illusion de ma fatuité puisque le premier miroir venu me détrompe, au
moins sur l’apparence de mon visage. Et l’estime tout entière que je me portais
s’en trouve déconfite.
Shakespeare bat sa coulpe,
mais qui veut lire la condamnation de l’amour de soi peut la prendre également
pour lui.
janvier 2012
Richard III , acte I, scène I
Monologue de Gloucester, deuxième frère du roi Edouard IV
…But I, that am not shaped for
sportive tricks,
Mais moi, qui ne suis pas
façonné pour jouer les espiègles,
nor made to court an amorous
looking-glass,
Ni fait pour courtiser un
miroir amoureux,
I, that am rudely stamp’d, and want
love’s majesty
Moi qui suis grossièrement
estampé, et à qui manque, de l’amour, la majesté
To strut before a wanton ambling
nymph ;
Pour faire le fier devant une
nymphe à la démarche lascive ;
I, that am curtail’d of this fair
proportion,
Moi qui suis privé de ces
belles proportions,
Cheated of feature by dissembling
nature,
Disgracié au physique par la
tricheuse nature,
Deform’d, unfinish’d, sent before my
time
Déformé, inachevé, expédié
avant terme
Into this breathing world, scarce
half made up,
En ce monde où l’on respire,
à peine à moitié maquillé,
And that so lamely and unfashionable
Et ça si clopinant et si mal
foutu
That dogs bark at me, as I halt by
them ;...
Que les chiens aboient sur
moi, si je m’arrête auprès d’eux ;
Why, I, in this weak piping time of
peace,
Eh bien, moi, dans ce temps
de paix amolli bon pour des joueurs de flûte
Have no delight to pass away the
time,
Je n’ai d’autre délice
pour passer le temps
Unless to see my shadow in the sun
Que de voir mon ombre au
soleil
And descant on mine own difformity :
Et discourir sur ma propre
difformité :
And therefore, since I cannot prove
a lover,
Et en conséquence, puisque je
ne peux pas faire mes preuves comme amant,
To entertain these fair well-spoken
days,
Pour divertir ces jours de
beaux parleurs
I am détermined to prove a villain,
Je suis résolu à faire mes
preuves comme scélérat
And hate the idle pleasures of these
days.
Et à haïr les plaisirs
désœuvrés de ces jours…
Sonnet 62
Sin
of self-love possesseth all mine eye,
Le
péché de l’amour de soi s’est emparé de tous mes regards,
And all my soul, and all my every
part ;
De
toute mon âme et de chacune de mes cellules ;
And for this sin there is no
remedy,
Et à ce
péché il n’y a pas de remède
It is so grounded inward in my
heart.
Tant il
est enraciné au-dedans de mon cœur.
Methinks
no face so gracious is as mine,
Aucun visage, me
semble-t-il, n’est aussi gracieux que le mien,
No shape so true, no truth of such account,
Aucune tournure si vraie,
aucune vérité si digne d’être relatée,
And for myself mine own worth do define
Et quant à moi je définis ma
propre valeur
As I all other in all worths surmount.
Comme m’élevant au-dessus de
tous les autres à tous égards.
But when my glass shows me
myself indeed,
Mais
mon miroir me montre-t-il mon vrai visage,
Beated and chopped with tanned
antiquity,
Battu
et tranché comme vieux cuir tanné
Mine own self-love quite
contrary I read ;
Alors
je lis l’estime que je me porte tout autrement ;
Self, so self-loving, were
iniquity ;
Un Soi
si épris de soi serait iniquité.
‘Tis thee (myself) that for
myself I praise,
C’est
toi, mon Soi, que je loue en lieu de moi-même,
Painting my age with beauty of
thy days.
En
peignant mon âge avec la beauté de tes jours.
Le distique du sonnet peut
se lire comme un retournement du juge : tout à coup, le poète quitte le
miroir et s’adresse à l’autre : c’est toi que je loue en lieu de
moi-même… Dès lors tous les compliments précédents valent pour un autre.
C’est de toi qu’il s’agit, c’est ta valeur qui t’élève au-dessus de tous les
autres.
Le poète ajoute in
fine : peignant mon âge avec la beauté de tes jours. William avoue
son larcin : il a dérobé la beauté des jours de l’autre pour se donner
meilleure contenance.
Il n’empêche ! Le poète
a tout de même écrit dans les douze premiers vers : le péché de l’amour de
soi,… et à ce péché il n’y a pas de remède,… Un self si épris de soi serait
iniquité (c’est-à-dire injustice et dépravation). Qui accepterait d’être
loué de la sorte ?
Relisons une nouvelle fois
le distique : c’est toi (myself) qu’en lieu de moi-même je loue,…
Pourquoi ces deux myself presque côte à côte ? Est-ce que le second
est là pour renforcer le premier ou est-il là pour s’en distinguer ? Dans
ce dernier cas, ne serait-ce pas my self (en deux mots séparés) qu’il
faudrait lire, apposé à « toi » ? Le distique se lirait
ainsi : c’est toi, ma vraie nature, que je loue, et non pas le moi-même de
surface. Le William que Shakespeare, le poète, imagine dans sa tête n’a pas
d’âge, il est éternellement jeune, il est toujours vrai. Le dialogue qui prend
place à la fin du sonnet 62 fait surgir, en face du « je », un
« self » pris comme véritable interlocuteur, et non le malheureux
moi-même, si souvent le jouet des circonstances.
Le sonnet commence avec le
mot « péché », qui désigne la transgression d’un interdit sous
l’empire d’un désir. Les quatrains s’achèvent sur le mot
« iniquité », qui traduit le jugement de celui qui a cédé à la
tentation. Lorsque Shakespeare se regarde dans le miroir, il découvre dans son
image un accusateur, celui qui ramène le rêveur à la réalité. Aussi talentueux
soit-il, il ne lui est plus possible de prétendre s’aimer avec une telle
« gueule », battue et tranchée comme vieux cuir tanné. Il ne supporte
pas de se voir laid alors que son désir est d’être remarqué par le beau monde.
Pour accepter sa propre valeur, il ne peut se peindre qu’en utilisant l’image
que l’autre lui offre. Les éloges qu’il va déverser sur l’interlocuteur des
sonnets, en se gardant d’entrer dans des détails qui identifieraient par trop
de qui il s’agit, sont une manière de se donner la permission de s’estimer
soi-même à travers les mots qu’il couche sur le papier. Car ces mots au moins
lui appartiennent[4].
Dans le dialogue qu’il
entretient avec l’autre, Shakespeare avait déjà relevé, au sonnet 10, que dans
sa rage de séduire le beau jeune homme n’était plus capable d’aimer qui que ce
soit, y compris lui-même, à l’égard de qui il se montrait si imprévoyant.
« Tu es si possédé d’une haine assassine que contre toi-même tu
n’hésites pas à conspirer,… » Shakespeare s’était étonné : la
haine doit-elle être plus bellement logée que le gentil amour ?
Chez le fair youth,
sa fuite en avant n’est pas un péché. Son besoin de conquête ne peut
s’embarrasser de l’amour de soi qu’il
préfère déléguer. Il charge les poètes de la rude tâche de surenchérir dans
l’éloge de sa personne. Ce qui laisserait à penser que le fair youth refoule
la considération de soi, comme si l’appel à ses propres ressources lui ôtait la
capacité de s’adapter à sa nouvelle situation. Car il y aurait contradiction entre
les suggestions que lui apporte le souvenir de ses adaptations passées aux
situations de son enfance et les sollicitations qui se présentent au tout jeune
adulte. Le fair youth est obligé de refouler cette mémoire pour se
sentir parfaitement à l’aise dans la société qu’il fréquente. Mais une telle
opération exige une énergie qu’il a dirigée vers d’autres tâches. Il ne veut
pas non plus se méjuger. Aussi demande-t-il à un poète, puis à plusieurs, de
lui fournir un portrait de lui-même qui soit en harmonie avec la situation de
pouvoir qui vient de lui échoir. L’idée de lui-même est trop lourde à porter
seul.
Pendant un temps, les
souhaits du jeune noble et ceux du poète en quête de reconnaissance vont aller
de pair. C’est le départage qui sera douloureux, dont nous lisons les tourments
dans les Sonnets.
Or l’écriture ne peut que se
perdre dans le dédale de ces sentiments croisés. Certes elle permet de fixer
des instants, des humeurs, des réactions, mais elle ne peut pas embrasser tant
de rapports simultanés, d’une personne avec l’autre, d’une personne avec soi,
et toutes les contradictions qu’ils font naître. L’écriture est linéaire, elle
progresse d’un mot au suivant, elle ne saute pas d’une ligne à l’autre. Quand
trois idées se présentent en même temps, elle est obligée de fixer un ordre
d’arrivée où l’on peut voir une préséance. L’écriture est fatigable, elle
s’épuise vite. Certes elle a du souffle mais bientôt elle halète, elle rend les
armes au bout de quelques paragraphes, elle doit attendre que la pensée se
reconstitue. La main se lève, les jambes ont envie de se dégourdir.
Shakespeare, aux prises avec
ce jeune homme dominateur et inquiet, choisit une forme courte, trois quatrains
et un distique, pour traduire en peu de mots l’événement de la journée,
l’émotion qui le traverse, le doute qui le taraude. Ce bref espace donne
l’impression d’une écriture resserrée mais il offre aussi l’avantage de limiter
la perte de substance en introduisant d’office, au bout de quatorze lignes, une
discontinuité grâce à quoi chacun respire, l’auteur comme le lecteur. Dans ce
cadre étroit, Shakespeare se donne pourtant les gants de glisser des propos qui
joutent entre eux, ce qui crée le sentiment qu’il en dirait davantage s’il ne
tenait qu’à lui, que le texte est prêt d’exploser, qu’il demande à tout le
moins d’être relu. Le sonnet écrit devient une spirale où chaque passage
renvoie aux autres spires et même à ce qui n’a pas trouvé la place d’être dit.
Le sonnet suivant rebandera le ressort. L’enchaînement d’un sonnet à l’autre
est ainsi suggéré, et de cela procède l’illusion d’un avancement, alors que,
somme toute, le recueil n’est que le récit d’un immense recul, celui qui
résulte de la méprise de deux êtres, l’un sur l’autre.
[4] William serait un devancier de Cyrano de Bergerac.
Celui-ci n’a-t-il pas choisi le beau Christian pour porter l’expression de ses
sentiments à sa cousine Roxane. William a porté son choix sur le fair youth pour
faire valoir son art littéraire dans l’exaltation du beau.